5 sept. 2007

Un même transport

Juin 2006 _mini-dv
coul. _11 min
20ème Festival Les instants Vidéo, Cinéma MK2 Bibliothèque, Paris
& 16ème Festival Côté Court, Pantin


1998, Nuremberg : embrasser le bouquet blanc des cyclamens (S.T.). Paris, 2006 : Comme une petite pensée suffit à remplir toute une vie (L. Wittgenstein). "Un même transport" est une vidéopoésie dédiée à Johannes Gachnang.










”RÊVE (10h du matin [diseur du matin])
DE LA NUIT DU 29 au 30 MAI 2006, Porte 34
Un même transport. Je suis en voiture avec mes deux sœurs [suis polyphonique ; mes sœurs autant de voix en moi]. J’ignore qui conduit. Il me semble que je suis à droite du conducteur et parfois à l’arrière, à droite, quand je me retourne pour continuer à voir l’image du dehors, depuis l’auto-mobile.
En roulant dans un paysage où des arbres & des champs bordent la route, je vois dépasser d’une haie [cette barrière me sépare de lui, l’enferme dans un autre dehors] la tête d’un cerf.
Je vois le mouvement de sa tête aller vers l’arrière, sa longue nuque se courbe sur elle-même, son museau est presque à la verticale. Sa gueule s’ouvre : il brame [la voix de l’homme, la voix profonde, la voix d’une détresse violente & sexuelle]. J’entends son brame [supplication] étouffé par la boîte en verre & métal qu’est la voiture [supplication depuis la mort ?]. [Vase à figures rouges d’Athènes : Actéon le chasseur dévoré par ses propres chiens, qu’Artémis a transfiguré en cerf].
Avec mes sœurs [unes, mêmes & différentes], une excitation nous parcourt et nous nous disons [polyphonie] : “Tu l’as vu ? Tu l’as vu ?” “Ah oui ! Ah, oui !”
Et c’est l’éblouissement.
Quelques mètres plus loin, tapi à l’ombre d’un arbre contre la haie, se détache, à peine, la couleur rousse [havane] du corps d’un autre cerf. Je vois d’abord ses cornes, ses bois grisâtres immobiles, sa tête de profil et tout son corps couché. La tête porte ses bois. Cerf noble au repos. Il regarde vers la droite, vers l’arbre, le tronc qui l’abrite.
C’est dans l’ombre. Je l’ai vu. Une de mes sœurs n’est pas parvenu à le décrypter [l’inconnu : en un seul chasseur & chassé, figé].
Nous roulons encore & cette fois-ci, c’est un petit cerf qui trottine, toujours la même couleur de robe, le roux brille au soleil sur sa croupe. Il avance joyeusement.
Puis, un groupe de chevaux de petite taille semblent en liberté dans des chemins entre les champs. Ils ont aussi de belles couleurs, certains sont plus foncés que les cerfs. Ils sont gracieux & joyeux dans leur déplacement, un peu comme des cabris. Je vois le soleil en taches sur leur couleur.
Avec mes sœurs, nous nous étonnons de les voir ainsi en liberté.”
S.T.

”NOTES SUIVANT LE RÊVE
Ce matin, ma gorge est prise. Enserrée. Brûlante. Comme si je n’allais plus “pouvoir parler”, devenir aphone. Entendre le brame me laisse sans voix. Qu’est-ce qui me la capture ? cherche à m’en priver.
Hier, j’ai appelé P. Q. sur son portable [réceptacle des voix] et ai eu immédiatement sa messagerie. Sa voix un peu enrayée par la machine, ou plutôt que la machine finit par rendre métallique [le passage nu & tremblant de la voix connue d’un homme quasi-inconnu_pas connu personnellement, connu à le lire, par le jeu, l’échange de la voix intérieure lisant, reconstituant la voix intérieure de l’écrivain_]. Elle disait simplement : “Vous pouvez parler.” J’ai dit ma phrase.
En étais-je vraiment capable ? Avais-je la permission de parler ?
La voix humaine proche du brame est la seule éloquence.
La gorge, les poumons, “un sac, une poche au creux de la bouche”.
Quel instrument tire le son de la voix humaine masculine & virile vers un brame ?
Quel espace ?
Quel réceptacle au souffle vibrant ?
Le visiteur inconnu lisait le dépliant dans les pièces de l’abbaye de Fontenay. Il pleuvait à merveille. L’eau, la pierre. Comme les lieux enveloppaient et portaient cette gravité chantante. Je me déplaçais le microphone tendu à bout de bras. L’homme avait disparu un instant derrière un pan de mur. Entre deux phrases qu’il lisait à sa famille, nous nous étions souri.
Malgré pudeur il m’accordait cette capture.
Est-ce que je peux vraiment parler ?
La poésie suppure. Ce ne sont plus des mots, seulement. Les images, les sons que je capture me renvoient aux coulisses du monde, à la préparation à la représentation, à l’intimité en amont de la représentation. Ce moment, cet espace-là m’entraîne, m’attire, m’aimante. Je l’aime et en deviens l’amante.
Ces instants en coulisse glissent vers la représentation. J’en suis traversée.
Les mouvements du déplacement sensible, le moment du jaillissement.
Ce qui se passe entre l’énoncé : “Embrasser le bouquet blanc des cyclamens” et les images visibles de cet acte. Acte d’écrire dans l’espace, sur un objet.
Á l’origine (en 1998) de cette révolution du visage autour des cyclamens était une citation d’un autre autrichien : Rainer Maria Rilke : “Tout ange est effrayant”. En 2006, à l’aboutissement de ce transport, la voix chantée : Ludwig Wittgenstein : “Comme une petite pensée suffit à remplir toute une vie”.
Se produit la sorte d’apprivoisement de l’inconnu entre ces deux temps, ces deux voix d’hommes. L’inconnu : c’est aussi l’écriture, l’acte d’écrire vu comme marque masculine, comme expression de ma part masculine.
Oser écrire depuis le brame. Comme la voix, l’écriture prend sa source dans l’énergie sexuelle. Énergie virile, depuis ce puits à l’envers dans mon ventre. Le lieu de la féminité abrite, enveloppe cette énergie virile. Elle “prend de la hauteur” se détache et jaillit en traversant le corps. Choré-grahie.
Vidéopoésie dédiée à Johannes Gachnang.
Montage [caresses d’images se dédoublant] pour le tré-passé [passé au travers, de l’autre côté, en 2005] en 2006.
En 1998, la vidéo-performance comme déclaration d’amour. Parade platonique. Une danse en rond comme celle de l’abeille butineuse. Jusqu’à éraillement des ailes, jusqu’à épuisement des forces récolter le miel. Programmée pour mourir à la tâche.
Johannes Gachnang : un suisse : le cerf : Hirschhorn : animal inscrit dans l’imaginaire suisse. Me souviens de L’institut Benjamenta de Robert Walser.
Le livre, le film. Passage onirique : un cerf dans le couloir transformé en forêt.
Walser mort dans la région de Berne, à l’hôpital psychiatrique de Herisau. Johannes est mort d’un cancer à la bouche [fumeur de havane] à “l’hôpital de l’île”[ainsi le notait-il sur ses cartes postales]. Á Insel, Berne. En fait, une tour gigantesque, l’hôpital. Prendre l’ascenseur jusqu’à l’étage treize.
J.G. m’avait introduite à la littérature walsérienne. Repense à ces danses, dans l’institut Benjamenta, les corps apprêtés au travail de valet, des mains de Kraus, ses gestes gracieux dans un corps dur et robuste. Les phrases de Jakob (Walser) : une danse. Le film & le livre se mêlent.
Les images, les mots, les voix, les visages & les temps se frôlent.
Un même transport. ”
S.T.


Ludwig Wittgenstein le visage en partie caché par un bouquet de cyclamens blancs. _Photographie de Moritz Nähr - 1931 - Palais Stonborough, Renngasse, Vienne. Extraite du catalogue “Wittgenstein -biographie . philosophie . praxis- Wiener Secession (Exposition à la Wiener Secession 13 septembre - 29 octobre 1989)”.